Chapter 9
Chapitre 9
William était seul, un peu à l’écart du bivouac nocturne.
À le regarder, on voyait son armée enivrée par la victoire sur le champ de bataille. Mais sur le visage de William, il n’y avait ni la joie du triomphe ni le goût du vin de la victoire.
(Moi… comment ai-je gagné ?)
Au contraire, il était livide. Il en pâlissait lui-même.
(Ma mémoire s’effiloche. Dans mes souvenirs… j’étais inférieur. Non, je peux dire que j’ai perdu.)
Il se remémora le combat contre le centurion Daian. Il n’était pas certain de pouvoir gagner, mais c’était un duel qu’il avait accepté en se disant que la mise en valait la peine. Le résultat fut la victoire, mais il n’en avait aucun souvenir.
(D’après ce que j’ai entendu de Carl, j’aurais gagné en force brute, mais… est-ce seulement possible ?)
Quelles que soient les techniques, il aurait dû y avoir une différence de puissance écrasante.
(Je sais bien qu’à l’origine je ne suis pas si doué. S’est-il entraîné comme moi ? Possédait-il ce savoir-là ? Cet homme ?)
Il n’y croyait pas. Y penser ébranlait sa confiance. Dans l’un des sept royaumes où affluaient les informations, lui qui avait travaillé dans une librairie d’importation, avait extrait des montagnes de livres tout ce qui était nécessaire, et il ne voulait pas admettre s’être entraîné cinq ans durant en restant inférieur. Leur gabarit était presque identique.
(Même en Laconie, il a dû manger du bon riz, veiller à sa nourriture. Son corps devrait être affûté sur la même base physique. Même s’il était un peu en dessous, il ne devrait pas y avoir un tel écart.)
Il avait été balayé. Ecrasé. Par une perfection—
(Kyle a eu un frisson, c’était semblable à ça… « ça », ce serait la clé ?)
Un occultisme habituellement ridicule. Pour William, qui s’était élevé par la seule raison, c’était le premier mur de mystère qui se dressait devant lui. Mais une fois confronté, après avoir essuyé la défaite, il ne pouvait plus ignorer ce que lui dictait son propre ressenti.
(Ce qui n’est pas dans les livres, ce qu’on ne trouve que dans le combat réel. Ce que Kyle et cet homme possèdent… il faut que je l’obtienne. Au plus vite.)
Il n’avait pas la moindre piste. Il ignorait comment vérifier ce qui n’existait dans aucun ouvrage.
(Bon, je demanderai à Kyle. Reste à voir s’il voudra me le dire.)
Un léger sourire lui vint en pensant à Kyle, qui n’avait rien de complaisant dès qu’il s’agissait de l’épée. En fin de compte, ils n’étaient que deux à lui offrir un lieu où son « moi » pouvait revenir. Cela ne changerait pas. Jusqu’à l’heure de la mort, sûrement—
(Quoi qu’il en soit, ce n’est pas sain de laisser ça de côté. Ce n’est pas bon du tout.)
Il éprouvait une sensation rare, comme s’il allait se perdre lui-même. Sa mémoire sautait quand l’excitation montait trop. Juste un instant, à deux ou trois reprises dans un laps de temps court. Pendant les entraînements avec Kyle, ou quand ses émotions débordaient. Il n’y avait pas prêté grande attention, tant c’était fugace. Il avait même demandé à Kyle de ne pas s’en soucier.
(Mais là, c’est trop pour continuer à l’ignorer.)
Et plus encore, en y repensant, William s’étonnait de n’avoir pris aucune mesure.
(Qu’est-ce que je fabrique, moi ?)
Il ne se comprenait pas. Lui qui avait vécu avec tant de prudence, il avait laissé béer une faille immense. En un sens, cela lui portait un coup bien plus rude encore que sa défaite.
« …… »
Soudain, William baissa les yeux vers la petite protubérance sur sa poitrine. Il la sortit.
Rouge de sang, brûlante. Le rubis était un soleil ardent, là où le diamant aurait été une étoile dans le ciel. Sa chaleur évoquait le sang humain.
« Ça me va bien, hein. »
Rutgarde avait insisté pour ce rubis. Il n’y avait pas réfléchi plus que ça, mais il se surprenait maintenant à se demander pourquoi, précisément, un rubis.
(Si seulement on pouvait facilement sentir une telle chaleur en jouant à ce petit théâtre à trois.)
Mais un rubis de cette valeur, le donne-t-on pour si peu ? Déjà, c’était étrange qu’elle ait préparé un ouvrage d’argent, mais était-il seulement possible de réunir en si peu de temps une gemme pareille ? Combien de vies cela représente-t-il ? Il rejeta l’idée en se disant qu’elle avait forcément prévu cela à l’avance, autrement c’était impossible.
Sa rencontre avec Carl avait été fortuite. Sa visite dans cette maison tenait aussi du hasard. William se dit avec une pointe d’égocentrisme qu’il se surestimait sans doute.
« … Elle aurait une faveur à me demander ? Non, même avec nos contacts… »
Quelles que fussent ses suppositions, William n’avait jamais rencontré de femme comme Rutgard. Même du temps où on l’appelait Al, il n’avait aucun souvenir comparable—
« Bah, peu importe. »
Chassant tout cela, William remit le bijou qu’il avait reçu sous ses vêtements. Ce serait un secret entre lui et Rutgarde. Pour l’instant, cette affaire avait une priorité dérisoire comparée aux problèmes qui s’amoncelaient devant lui. En fin de compte, la présence de Rutgard importait peu pour William.
« Mémoire défaillante, pouvoir déraisonnable, voilà les deux problèmes du moment. »
Il ne devait pas gaspiller ses ressources mentales à chercher les intentions de Rutgard. William en décida ainsi, réévaluant ses priorités.
« Bon, que faire ? »
○
La victoire en rase campagne repoussa l’armée arcadienne jusqu’à Laconie. Le moral de l’armée d’Ostberg n’était plus au beau fixe, après plusieurs engagements successifs avant d’être acculée à Laconie. Et sur les abords de Laconie, c’était Arcadia qui dominait.
« La situation ne bouge pas. »
Le mot échappa à Carl. William, à ses côtés, écouta en silence.
« … C’est un siège. Rien de facile. »
Un murmure de William : la guerre de siège.
Le fort de Laconie n’était pas si puissant, mais il remplissait sa fonction. Un mur de pierre encerclait la périphérie, et la porte, bien que de bois, était épaisse et difficile à briser.
Pour l’assaut, on devait tirer de loin, placer des échelles dans les failles et progresser jusqu’au mur extérieur. C’était la base même d’un siège, mais justement parce qu’il n’y avait que les bases à appliquer, rien n’en devenait simple. On disait en général qu’il fallait un rapport de trois contre un pour prendre une place forte ; ici, la situation tenait précisément à « ça ».
« Comme la dernière fois, ce n’est pas le moment de bouger. … Se jeter en avant maintenant, c’est idiot. »
« Qu… quoi ? »
Carl demanda sans vraiment comprendre.
« Ne t’en fais pas. Ah, regarde, les vaillants commencent déjà à se ruer ! L’honneur des premiers rangs, et le traitement qui va avec. Ceux qui s’élancent cherchent ça. »
En parlant avec ironie, William désigna ceux qui se jetaient en avant, en quête de gloire.
« Mais tu sais, les occasions de se faire bien voir dans ce monde ne sont pas si fréquentes. »
Ceux qu’il avait montrés furent balayés par les hommes d’Ostberg postés sur le rempart. « Ah. » fit Carl. William posa un regard glacé sur les alliés qui chutaient.
« Ils se laissent prendre par la course au mérite, au prix d’un risque énorme. Alors que nous sommes en position favorable, ce n’est pas le moment pour ceux qui ont déjà bien tiré leur épingle du jeu de forcer la chance. »
Ainsi avaient-ils tous deux volontairement ralenti la marche, entraînant avec eux la dizaine d’hommes de leur unité. Leur réputation s’était bien établie au fil de cette campagne : le fils de noble (Carl), désormais connu de tous, et la force de son épée (William).
(Oui, pas d’imprudences. J’ai pris la tête d’un centurion. Nul besoin d’en faire plus.)
Se le répétant, William se rassura. Il avait trouvé sa réponse : il ne forcerait rien de plus dans cette guerre. Inutile de prendre le risque de défier à nouveau un centurion. Quant à Carl, il avait déjà en main son billet pour être promu commandant d’une centaine.
(Même si je tranchais la tête d’un autre centurion, je ne gravirais pas les échelons d’un coup.)
Dès lors, nul besoin de bouger. Pourtant—
Quelque chose grondait au fond de son cœur. Une part obscure, insaisissable de William lui-même, le lançait.
(Je suis idiot ? Non, je suis froid. Plus méthodique que quiconque, plus capable que quiconque de conduire les choses avec sang-froid. Je dois l’être. Tout va bien ainsi !)
Mais son cœur—
« Mon nom est Stracles, Grand Général d’Ostberg ! Enfants d’Arcadia, si vous voulez ma tête, venez donc gravir ces murs ! Ghahahaha ! »
Les regards de William, de Carl, de tous les combattants convergèrent vers un seul point. Sur cette vaste plaine saturée d’hommes, il était le seul à se détacher nettement des autres.
« … Carl, qu’est-ce que c’est que ça ? »
William leva les yeux vers « lui ».
« Il vient de se présenter, non ? Et en plus, le général lui-même, Stracles ! Waouh, c’est impressionnant en vrai. »
William avait jusque-là combattu loin de Carl à Nochtol. À présent, il était frappé de plein fouet par l’éclat du grand homme nommé Stracles, qu’il croyait lointain, et par l’aura qui l’accompagnait. Lui qui se pensait inférieur à personne plia, pour la première fois, du fond du cœur. Il fléchit.
(Moi, je ne suis… quoi ?)
Un monstre dressé bien trop haut, bien trop loin pour qu’on puisse l’atteindre. Sa force surpassait probablement celle de Kyle, et tout le reste aussi dépassait ce qu’il avait jamais vu. Son envergure en tant qu’homme appartenait à un autre ordre de grandeur.
(Où est-ce que je me situe, moi ?)
William se jaugea face à l’homme sur le mur, silhouette la plus imposante du rempart. Lui-même n’était qu’un éclat perdu dans la poussière et la boue. L’écart était immense. Un fossé qui dépassait celui entre nobles et esclaves.
Et cet écart, il le ressentit pleinement—
(Je suis un—)
« William ! »
« Hein !? William, qu’est-ce que tu fais !? »
William n’était plus maître de lui.
« Je vais passer devant, mais c’est le champ de bataille ici. On ne sait pas ce qui peut arriver. Ne quitte jamais l’unité des Dix, et donne tout. Je te protégerai, toi, comme Carl. Laisse-moi tuer en ton nom, seigneur Taylor. »
« Hein, mais— »
William s’élança. Ce n’était plus le William habituellement calme. Un autre regard, sourcil froncé, visage déformé tandis qu’il levait les yeux vers sa cible, se dévoila.
« William ! »
La voix de Carl ne l’atteignit pas. Il traversa le champ de bataille à une vitesse fulgurante.
« Je ne laisserai personne me dépasser ! »
Il ignorait ce qui le mettait en colère. Il ne savait plus pourquoi il se jetait en avant, courait ainsi, fonçait tout droit. Une seule chose était claire—
○
« Désolé ! C’était trop imprudent. Que faisiez-vous s’ils avaient tiré ? »
« Unu, su… suri… s’cuse. Mais regarde, on a ferré un beau poisson. »
Stracles et ses subordonnés observaient le terrain depuis une plateforme dressée sur le rempart.
« Je vois. Ces cheveux blancs… Ce serait le petit blanc qui a abattu Hyan ? »
« Il ne me ressemble pas trop, mais c’est un gamin qui se remarque. Guhaha. »
Aux yeux d’un simple soldat, on n’aurait vu que des taches grouillantes. Mais eux distinguaient nettement la jeune pousse en mouvement.
« On saura très vite si c’est vrai. Je descends gâcher sa fête. »
« Comme vous l’avez ordonné, on a déjà lancé la cavalerie lourde par la porte est, sur le flanc de l’ennemi. »
Le champ de bataille se mit en mouvement sous leurs yeux, tandis que Stracles s’éloignait à grands pas, fidèle à lui-même.
« C’est parti. »
Voyant surgir de côté l’armée d’Ostberg, que jusqu’alors ils ne distinguaient guère, les Arcadiens subirent de plein fouet l’assaut. Bien qu’en nette infériorité numérique, Ostberg possédait l’avantage du terrain, une organisation supérieure et de meilleurs soldats.
« Guha. Dommage de l’employer comme à l’accoutumée. J’aurais aimé y aller. »
« Je vais laisser nos pièces mener l’attaque surprise. De toute façon, une guerre pareille n’a pas de sens. »
Le subordonné de Stracles plissa les yeux. Son regard avait quelque chose de vide. Le général posa une main sur son épaule, comme pour briser cette humeur.
« Justement, on va lui en donner, du sens. Ce genre de choses fait ressortir certains. C’est instable, immature ; bien dirigé, ça devient un atout qui explose. Mets-le à l’épreuve. S’il en vaut la peine, on l’utilisera. S’il est creux… »
À ces mots, l’homme à ses côtés comprit que Stracles parlait avec une conviction précise. Et qu’il lui confiait la tâche en connaissance de cause.
« Oh, laissez-moi m’en occuper. »
« Um. Je te confie tout ça. Moi, je vais livrer ma guerre ! »
Une fois Stracles parti, l’homme reporta son regard en contrebas.
« Un champ de bataille indigne de votre rang… Donnez-lui au moins un sens, gamin aux cheveux blancs. »
L’infanterie lourde venait de percer. Et, dans sa progression, elle barra la route au « blanc » qu’il observait. Il allait voir comment celui-ci se débrouillerait pour parvenir jusqu’ici.
« Hé, on dirait qu’il se débrouille un peu. »
L’homme plissa les yeux devant le vent sanglant qui tournoyait.
○
« Tch ! »
Sans hésitation, sans la moindre faille, l’épée de William trancha net la tête d’un faucheur.
« Gaaah ! »
Il abandonnait toutes les assurances qu’il avait patiemment accumulées et ne faisait plus que déchaîner sa fureur. Tout ce qui se dressait sur son chemin était abattu.
« Uuh, dhaa ! »
Il n’avait plus le temps de dérouler les manœuvres soigneusement construites jusqu’ici. Il visait la trajectoire la plus courte, à la limite. De ce fait, les plaies, rougies par le sang ennemi et par le sien, se multipliaient.
Ses mouvements raffinés, d’ordinaire si précis, se métamorphosaient en tumulte, transfiguré, en une avancée féroce, quasi chaotique.
« Ce… idiot— … oh ? »
Mais le pouvoir de l’épée lusitanienne était aussi fait pour faire voler des têtes. Jusqu’à présent, William s’en servait pour trancher proprement, profiter de la supériorité de la lame et l’emporter au terme d’un duel maîtrisé. À présent, il en tirait tout.
« Ce type est fort ! »
L’homme qui l’affrontait, confiant en sa propre vaillance, vit sa conviction pulvérisée, et son vrai « moi » mis à nu.
« Je suis fort, je suis brillant, je suis intelligent, je suis fort, je suis, je suis, je— »
La frontière se dissolvait peu à peu. Il sentait son « moi » se fendre en deux.
Sur ce champ de bataille, il n’avait aucunement prévu d’en faire autant. Cela n’avait pas de sens. Tant que le général ne prenait pas note de son existence, ces exploits ne voulaient rien dire. En temps normal, William n’aurait jamais agi ainsi. Lui qui vérifiait même le pont de pierre avant de le franchir—
« Je suis le meilleur. »
Il avait rompu. La simple apparition de Stracles avait suffi à fissurer l’homme froid, prudent, calculateur. Pourtant—
« Parce que je suis le chevalier de ma princesse. Hé, hé, c’est moi. »
Ce qui se révélait, à nu, maintenant qu’il était brisé, avait quelque chose de terrifiant.
« Je n’ai pas besoin de quelqu’un de meilleur que moi. »
La bête blanche couvrit le champ de bataille de sang.
○
« Je le tiens. »
En contrebas, une zone se détachait nettement du reste. La bête blanche était la pointe qui fendait la masse.
« Je comprends pourquoi Hi-An avait cette estime pour lui. »
Hai An avait été son subordonné. Un excellent centurion, mais qui n’aurait jamais dépassé un certain niveau. À l’inverse, ce jeune homme aux cheveux blancs aurait été banal en temps de paix, mais à présent qu’il avait libéré son « moi », il rayonnait d’une force brutale, inégale, instable. Ses mouvements absurdes, son gaspillage d’énergie sautaient aux yeux, et malgré cela, au sommet de ses possibilités, il surpassait largement Hai An.
« L’effet sur les soldats n’est pas mauvais non plus. »
La folie ne venait pas de lui seul. Si le chevelu gris ne se retrouvait pas isolé, c’était parce que d’autres le suivaient. Tous perdaient la raison à son image. Un troupeau d’illuminés, emportés par la fougue de l’avant-garde et prêts à mourir en délire.
« Hm, d’où tu sors, toi ? »
S’ils entendaient la voix de Stracles, tous seraient touchés. Ennemis comme alliés. C’était là le pouvoir de ce général portant le titre d’Épée de la Nation. À l’appel de sa voix, les soldats, d’ordinaire, tremblaient ou voyaient leur force les quitter. Mais il existait de rares cas où la réaction était autre.
« Reste à voir si c’est seulement un fou, ou un embryon de guerrier. »
Ce chevelu gris, William. Comment apparaîtrait-il aux yeux du bras droit du général ?