Chapter 11
Chapitre 11
« Am, William, William ! »
« ... Hmm »
Quand William ouvrit les yeux, le visage en larmes de Karl se trouvait juste devant elle. La silhouette du garçon d’une dizaine d’années du groupe auquel William appartient. Le fait qu’il y ait un plafond signifie qu’ils sont sous la tente.
« Moi... qu’est-ce qui s’est passé ? »
« Comment tu veux que je sache ! D’un coup tu t’es mise à courir toute seule, tu as grimpé en haut du mur, on te poursuivait désespérément, mais il y avait une foule incroyable, et quand tu es tombée du haut de la muraille extérieure, j’ai complètement paniqué sans rien comprendre ! »
William, face à la colère inhabituelle de Karl, était à la fois étonnée et vidée. Elle écarta en plus les boucles qui tremblaient de partout et commença à remettre la situation en ordre.
(Cette fois, j’ai perdu. J’en garde un léger souvenir. Le « Mouton Noir » brûlé jusqu’à la moelle. Je ne me rappelle pas son visage, mais le poids du dernier coup, ça oui.)
La paume de sa main la faisait encore souffrir. C’était l’indice qui ramenait la mémoire.
(Une bête, c’est exactement ça. Dans les yeux de l’autre, j’avais l’allure d’une bête maléfique.)
William se rappelait l’image d’elle dans les yeux de l’ennemi qui l’avait tuée. Lances sanglantes brandies, visage tordu, regard enragé. Au final, William était hideuse.
(Et après ça, j’ai rencontré... Hein, comme je le disais toujours... Non, j’ai parlé, j’ai fait ma prêtresse ? Non, idiote.)
Mais l’engourdissement qui restait dans la main de William, ces souvenirs incrustés dans son esprit avaient bel et bien laissé la trace de son monologue, et de celui de sa sœur retombée à l’état d’enfant. C’est difficile à croire, mais William avait été incapable de se contrôler complètement face à l’ennemi.
(Ce type est dominé par quelque chose que je déteste. Il m’oublie, m’écrase, et vend même plus cher que moi mes propres roses, ... ——)
William ne put retenir le rire qui montait.
« Hahaha... Ha, ha, ha ! »
Les alentours, abasourdis.
« P-pourquoi, qu’est-ce qui te prend, William ? Tu es fâchée ? J’en ai trop dit ? »
« Non, non, Karl, tu n’as rien fait de mal. C’est juste que je viens de comprendre que le problème, c’était entièrement moi. Je croyais réfléchir par moi-même, je me pensais calme, et une fois le couvercle levé... regarde le résultat : pathétique. »
William bouillonnait de colère contre elle-même. Elle avait envie de se frapper jusqu’à effacer cette confiance ridicule qu’elle avait eue jusque-là. Elle n’était bonne à rien. Elle avait pris ça pour du talent. Elle croyait que tout ce qu’elle avait tiré des livres était vérité, et avait mal compris en pensant qu’elle, qui les mettait en pratique, était valable.
« William, tu es déjà largement admirable. Moi, je ne vaux rien. »
Les paroles de consolation de Karl avaient de la valeur aux yeux de William. Recevoir du réconfort de la part de Karl dans cet état était une humiliation immense. Mais pour l’instant, c’était agréable. Il ne fallait surtout pas lâcher cette colère, cette tristesse, toute cette négativité qu’elle ressentait en cet instant.
« Merci, Karl. Ça m’aide de t’entendre dire ça. »
Ce serait le moteur de William. La colère tournée vers elle-même ressortirait plus tard.
« Désolée, tout le monde. Je vous ai causé des soucis. »
Pourquoi devrait-elle courber l’échine devant des gens dont le nom ne mérite même pas d’être retenu ? Parce qu’elle avait été vaincue, complètement vaincue, elle devait s’incliner. C’est cela, perdre.
(Je ne perdrai plus jamais...)
Si elle ne pouvait l’accepter, alors elle devrait continuer de gagner. Gagner sans cesse, jusqu’à atteindre la place où l’on n’a plus à baisser la tête. Plus haut que quiconque, au-dessus de tous.
(Je ne perdrai plus. Je continuerai de gagner.)
William se fit un serment absolu. Un serment de victoire ininterrompue—
○
Le royaume d’Ostberg. Un pays situé au sud-est d’Arcadia. Son territoire est presque aussi vaste que celui d’Arcadia, et son climat en est proche, voire légèrement plus doux. Plus au sud, il partage une frontière avec la superpuissance Galias, et il est célèbre comme le royaume guerrier qui a repoussé à plusieurs reprises ses offensives. C’est un grand pays composé de sept principautés.
« Toutes nos félicitations, Votre Majesté ! »
Un changement venait de survenir dans ce grand pays. Le héros d’Ostberg, Stracless le « Noir et Or », se retirait.
« Allons, ce n’est rien d’extraordinaire. Stracless mérite du repos. J’en suis vraiment désolé, d’ailleurs : à peine quelques jours après la petite déconvenue de Galias, te voilà déjà affublé du titre de héros vaincu. »
Le roi était un garçon de quinze ans, à la carrure fine. Ses yeux étaient doux sous sa chevelure, et l’ensemble de sa personne dégageait une aura de bonté. De plus, cette impression était si sincère qu’elle en désarmait la méfiance. Tout le monde aimait ce garçon, personne ne se méfiait de lui. En un mot, c’était un enfant qui aimait les gens, et que les gens aimaient.
Quand le garçon s’inclina profondément devant Stracless, la salle s’agita.
« ... Votre Majesté. Sire, relevez la tête, vous ne pouvez pas vous montrer ainsi devant tous. »
À l’avertissement de Stracless, le garçon reprit une expression digne.
« Mais c’est justement pour ça que je le fais. »
« Ahem ! »
« Ah, oui, Stracless. Si je peux me permettre, c’est moi qui t’ai forcé à prendre des fonctions qui ne te plaisent pas. Il m’est impossible d’ignorer cela et de rester droit dans mes bottes. »
Le rire du garçon suffit à détendre l’atmosphère. Stracless poussa un soupir amusé et rit à son tour. Le garçon lui rendit son sourire. Il ne fallut que cela pour que la pièce prenne des allures de lieu de repos.
« Justement, c’est dans ces moments qu’il faut garder l’esprit ferme : le précédent roi est tombé, le pays est instable. »
« Oui, pardon, Kimon. Ne sois pas trop sévère avec moi. »
« ... Si vous prenez cet air-là, c’est moi qui passe pour le méchant. »
C’était le vice-commandant de Stracless qui tentait de resserrer les boulons, mais Kimon se faisait désamorcer avec aisance.
« Enfin, anticipant cette instabilité, nous avons tranché ce qui la nourrissait. Ce n’était de toute façon qu’une région d’un intérêt limité. »
Laconia avait été délibérément abandonnée. C’était l’analyse partagée par tous ici.
Il n’était nul besoin de lancer une offensive ; pourtant, par le dernier caprice du défunt roi, ils avaient été forcés de tenter de reprendre Laconia, ce qui avait conduit à une grande bataille. Même en reprenant Laconia, Ostberg, qui venait tout juste de changer de roi, n’avait pas les moyens de porter un tel fardeau. Ils avaient donc perdu. À présent, il fallait éviter à tout prix de montrer la moindre faille et dissimuler toute instabilité.
« L’ancien roi n’était pas un mauvais homme. Il a choisi son successeur avec soin et veillé à ce que l’affaire Stracless ne perturbe pas la transition. Sa dernière invasion de Laconia fut certes inutile, mais tout cela, c’était par amour pour Votre Majesté. »
« Je le sais, Stracless. Mon père voulait que l’on dise qu’il avait pris Laconia pour moi, qui suis encore si faible. Dernier geste d’affection d’un père ; comment pourrais-je le haïr pour ça ? »
Kimon écoutait ces mots avec un certain malaise.
L’ancien roi n’était pas stupide, mais il était loin d’être sage. L’invasion de Laconia n’avait été que le fruit de son désir de laisser son nom dans l’histoire. Il n’y avait là aucun amour pour son fils, et Stracless comme Kimon s’étaient échinés à réparer les dégâts, jusqu’à enfin porter le jeune garçon actuel sur le trône. Sans la neutralité de Stracless, le garçon n’aurait jamais pu s’y asseoir, et la lutte de succession aurait tourné au bourbier.
« Et puis, si je cherche un père, j’en ai plein ici. Vous êtes tous mes pères. Je compte sur vous tous. Ensemble, faisons grandir Ostberg ! »
Une déclaration dénuée de calcul. Pourtant, le moral de tous ceux présents monta en flèche. C’était aussi là l’effet de sa vertu. L’unique et plus grande arme de ce garçon.
« Au fait, il y a des douceurs, venez manger avec moi. »
Les gens.
C’est pour cela même que Stracless, qui s’était juré de ne pas se mêler de politique, avait plié et l’avait poussé sur le trône.
Le roi actuel n’a déjà plus d’ennemis politiques. Non, plus exactement, il les a tous absorbés. Sans le vouloir, en les traitant naturellement comme des amis, il avait intégré tous ses opposants. Il n’y avait là aucun calcul, et c’est ce qui rendait sa position si solide.
Sans ennemis, donc invincible.
Huitième roi d’Ostberg, Ernst der Ostberg. Le maître de la prochaine génération, à qui l’on commence à prêter le titre de héros. Son sourire écarlate ne connaît pas d’ennemi.
○
« Au fait, Kimon. Ce petit garçon, tu l’as laissé en vie ou tu l’as achevé ? »
Ayant terminé leur rapport devant Ernst, Stracless et Kimon traversaient le palais royal. Par respect pour Stracless, Kimon marchait un pas en arrière.
« Il a survécu. De lui-même. »
Kimon se contenta de rapporter le résultat. Stracless en fut légèrement surpris.
« Il s’est tiré des griffes du “Mouton Noir” ? »
Stracless sourit, songeur, son regard déjà tourné vers un futur champ de bataille—satisfait ou non de ce rapport.
« ... Je le regrette. »
Kimon dégageait une atmosphère inhabituelle. Pour lui, c’était rare.
« Un jour, il deviendra peut-être un poison pour Sa Majesté. C’est l’impression que j’ai, presque une certitude qui enfle à mesure que le temps passe. »
Des paroles étonnamment vagues, de la part de Kimon qui répondait d’ordinaire en termes brefs.
« C’est grisant. Intenable ! Cette année encore... je ne découvre rien de vraiment nouveau ! Alors je ne peux pas arrêter de faire la guerre ! Rah, c’est insupportable ! »
Les inquiétudes de Kimon furent balayées en un instant. Un être encore immature ne pouvait rien contre le monstre que le champ de bataille avait forgé devant lui. Tant que Stracless serait vivant et en pleine forme, il n’aurait de toute façon aucune chance. Kimon en prit conscience, et ce poids se déposa dans sa poitrine.
« La Prison Noire de Galias, la Prison Blanche d’Arcadia, et Sa Majesté. Les Chevaliers d’Arkland s’illustrent aussi parmi les Sept Royaumes, mais le monde entier est devenu illisible, et c’est parfait ainsi ! »
La présence de cet homme était trop lourde. Le monde tanguait ; serait-ce lui qui le ferait chavirer—
« Viendras-tu à moi ? Me prendras-tu pour cible...? Guha, ça devient intéressant ! »
Le héros, toujours debout, toujours souverain.
○
Il neigeait. Vu d’une maison bien close, éclairée par le feu de la cheminée, cela pourrait être un spectacle magnifique. Mais pour les enfants, c’était la Grande Faucheuse blanche. Peu à peu, lentement, elle leur volait leur chaleur, jusqu’à ce que la mort vienne.
« Grand frère. Tu as pris la couverture que Nika nous a donnée ? »
« Ouais. Les riches, ça sert au moins à quelque chose de temps en temps. »
« Il ne faut jamais dire ça. Pas à propos de Nika-chan, grand frère. »
« Je déteste les riches. Toi, tu fais juste joujou avec tes copines. »
« ... Tu es contrariant. »
Un frère et une sœur légèrement crasseux, enveloppés dans une belle couverture. Le garçon surtout fixait la neige, les lueurs chaudes qu’il apercevait dans les maisons, ce monde qui leur était étranger.
« Pourvu que l’hiver s’achève vite. »
« Colle-toi bien à ton grand frère et dors. Si on dort, le printemps viendra bien un jour. »
« Oui. »
Pourquoi nos parents n’ont-ils ni argent, ni maison ? Pourquoi les autres ont-ils des parents, une maison, de l’argent ? Pourquoi ce monde est-il si absurde, si injuste ?
« Lell, un jour, je te ferai manger à ta faim. De la viande, du poisson, tout ce que tu veux. Et le sel, on en aura des montagnes. Alors attends encore un peu. Je deviendrai roi, moi. »
« ... Tant que je suis avec toi, ça me suffit. »
« Bien sûr qu’on restera ensemble. Toujours. Ton grand frère te protégera. »
« Merci, grand frère. Je t’aime. »
« ... Bon, allez, dormons. Tant que je suis là, tout ira bien. »
« Oui. »
Autour d’eux, les silhouettes figées des morts de froid, abandonnés tels quels. Il suffisait d’arpenter les ruelles pour voir partout les liens des miséreux. Le monde soufflait un air trop glacé sur les pauvres.
Le garçon serrait sa petite sœur avec la force de quelqu’un qu’on menacerait de lui arracher. La fillette, rassurée, s’endormit paisiblement. Le garçon sourit devant son visage apaisé. Lui, en revanche, n’arriva pas à fermer l’œil avant l’aube. Il ne pouvait être tranquille qu’une fois le soleil levé, quand « demain » existait enfin.
Il la protégerait toujours. Prêt à montrer les crocs pour elle, à tuer tout ce qui se dresserait, pour survivre.
« Kof. »
Tout avait commencé avec cette petite toux—
« Oh, Wolff, chef, tu dors pas ? »
« ... Je vais aller me coucher. »
« Allez, chef. »
C’était un mauvais souvenir. Il s’était passé beaucoup de choses, il avait fini par se soûler et s’endormir comme ça. Un froid sueur lui coulait dans le dos.
« Tiens, chef. »
« Hein, c’est pas de l’eau ? »
« Coupé à l’eau. Avec de l’eau. »
Même les plaisanteries idiotes provoquaient des éclats de rire chez ceux qui buvaient. Wolff lui-même riait de la mine stupide de ses gars hilares. Après quoi, le silence revint peu à peu—
« Wolff. Où est-ce qu’on va, ensuite ? »
La question cruciale fit taire tout le monde un instant.
Au nord, Ostberg ; au sud, la mer de Mao ; à l’est, une chaîne de montagnes ; à l’ouest, encore une chaîne. Au centre de ce monde se dressait la plus grande nation de l’époque, la superpuissance Galias.
Près de sa frontière ouest, un camp noir s’étendait. Un bivouac nocturne de plusieurs centaines d’hommes. Les flammes des feux de camp éclairaient la nuit.
« Eh bien... D’abord, avec l’argent de la dernière bataille, je vais m’acheter une jolie demoiselle, puis filer sur une île du sud dans la mer de Mao, pour y vivre au paradis... »
Sous les acclamations de presque tous, l’homme ou la femme—difficile à dire—qui avait posé la question lui asséna aussitôt un coup sur la tête.
« La dernière fois qu’on s’est perdus, c’est en venant à Galias gagner trois sous ! Alors on va ramener l’argent du groupe en un seul morceau ! »
Wolff se frotta le crâne en maugréant « j’ai compris » et leva les yeux ailleurs.
« ... Cette esclave, c’était sa porte de sortie. »
« ... Mon charme n’est donc pas passé, hein. »
« Wolff est trop maladroit. Et bien trop gentil avec les femmes. À ta place, j’aurais laissé tomber cette esclave. »
« C’est bien pour ça que j’y suis allé seul. »
« Justement, trop tendre ! »
Les autres regardaient les deux qui se chamaillaient comme un spectacle habituel, lâchant des « comme toujours » ou « allez, buvons ». En vérité, peu suivaient vraiment la dispute, et chacun se détendait à sa manière.
« Que tu sois doux avec les femmes, ça va, tant que tu as un côté tranchant. ... Mais tu n’as pas le droit de crever. »
Le ton tomba d’un coup, et l’homme-femme prit un air sombre. Le visage de Wolff s’assombrit aussi.
« ... C’est ma faute. J’étais trop naïf, franchement. Je ne pensais pas qu’il existait autant de monstres dans ce monde. »
Un mois plus tôt, il y avait eu une escarmouche entre Galias et Ostberg. Sans trop comprendre pourquoi à ce moment précis, Wolff s’y était retrouvé plongé en tant que mercenaire engagé à la hâte. Au final, malgré de nombreux exploits, ils avaient essuyé une défaite. Leur unique défaite.
« Stracless le “Noir et Or” est au-dessus de tous ceux qu’on a affrontés jusqu’ici. Plus fort que quiconque que j’ai rencontré. En stratégie comme en duel, on n’avait pas la moindre prise. Je me suis même laissé distancer, moi ! »
Les yeux de ceux qui n’écoutaient pas jusque-là se braquèrent tous sur lui.
« Un type génial, fort, classe, et super cool ! »
Une remarque appela aussitôt des protestations, mais l’ombre noire qui suintait de Wolff, débordant de tout son corps, cloua tout le monde sur place.
« Qu’il soit génial et fort, d’accord. Mais pour le côté cool, il faudrait qu’il soit beau gosse... Enfin, je dis ça, je dis rien. »
Parmi eux, quelqu’un grommela à part.
« Ugh, ça m’agace. Qu’il y ait meilleur que moi, passe encore, mais ce vice-commandant à ses côtés, ce Kimon, est encore plus monstrueux. »
Nika, l’homme-femme, se gratta furieusement la tête. Un autre, dans un coin, s’enfonça dans le silence, verre à la main. C’était leur façon de montrer leur affection.
« En même temps, c’est normal : en face, tu parlais d’un prince héritier et de ses Sept Généraux, plus leur vice-commandant. C’est plutôt étonnant d’avoir cru possible de gagner. »
Aux mots de Nika, qui se mettait à souffler sur les braises, Wolff grimaça presque jusqu’aux larmes.
« Parce que j’ai promis de ne jamais perdre. »
« Lilla, tu t’en souviens, hein ? On sait tous les deux que si tu meurs, tout est fini. Si tu survis, tu as encore une chance de te venger. Si tu crèves, tu nous laisses seuls. C’est ça que tu veux ? »
Un petit médaillon se mit à trembler contre la poitrine de Wolff. Il ne restait plus au monde que ces deux personnes pour se souvenir de celle qui y était dessinée. Pour eux deux, elle était irremplaçable.
« Je sais. Je sais. Je ne perdrai pas. Et je ne mourrai pas. Je suis peut-être stupide, mais je ne me surmènerai pas jusqu’à en crever. Ça te va, Nika ? »
Wolff ouvrit doucement le médaillon et contempla le dessin d’une fillette souriante. Souvenir de la vie de Wolff et des autres, jadis, dans un petit pays perdu au nord avant sa chute. Une relique. Ils n’avaient rien pu faire : ni la sauver, ni la rendre heureuse. Ils n’avaient pu que garder ceci. Un avertissement gravé à l’intention de leur ancien moi, impuissant.
« Bon, choisissons notre prochain champ de bataille. On n’est plus faibles. Mais on n’est pas encore assez forts pour nous autoriser le luxe. Pour devenir plus forts... il nous faut plus de terrain de jeu ! Hein ? »
Wolff s’écroula, visage convulsé comme s’il venait de se faire assommer. Nika, qui souriait à son opposé, s’éloigna de lui avec un large sourire.
Nika s’assit au centre du grand camp, près d’un immense feu de joie.
« On est un couple ? »
« Ouais ! »
Les clameurs fusèrent : « Houhou ! », « Qu’est-ce que c’est chaud ! », « Laissez-nous une chance, vous deux ! » Nika fit jaillir de sa manche un couteau qu’elle lança vers celui qui venait de parler de couple. L’homme sursauta, lâchant un « Hé ! »
« On n’est pas un couple, on est juste deux tarés ! Espèce de nunuche ! »
Loin de calmer l’assemblée, la scène déclencha un nouvel accès d’hilarité. Nika renifla avec arrogance et se rassit.
« Dix ans, hein. Vous pensez qu’on peut le rattraper en dix ans ? Ce monstre. »
Celui qui avait parlé avant Nika lui répondit avec un soupir.
« On le rattrapera. Ce type a beau être comme il est, c’est un génie, fort, et un bosseur acharné. On va pas battre un bourreau de travail en glandant. On se contentera de le dépasser. Et une fois qu’on l’aura dépassé, plus personne ne pourra nous rattraper. »
Les joues de Nika rosirent légèrement, sans doute sous l’effet du feu de camp.
« Wolff est “rapide”. Il ne fait que courir, à en perdre haleine. Si on suit son dos de toutes nos forces, la destination s’imposera d’elle-même. Et là... “Les Mercenaires Noirs (Noir Garou)” seront les plus forts. »
Les Mercenaires Noirs (Noir Garou). Le nom du groupe auquel ils appartenaient tous. Le chef : Wolff. Les lieutenants : Nika, et un autre homme, Yuo, celui qui parlait à l’instant.
« Les loups vivent en meute. Il n’existe aucune créature capable de vaincre un loup qui chasse en troupe. »
Les loups noirs aiguisèrent doucement crocs et griffes. Ce n’était encore qu’une petite meute, mais un jour, ils courront sur tous les champs de bataille, accumuleront les victoires et planteront leurs crocs dans le monde.
« Oh, viens te battre en duel, toi ! »
« Descends un peu, toi ! Je vais te renvoyer cent fois à ton médaillon ! »
Sous le ciel étoilé, le troupeau noir se mit en marche.
○
Loin vers l’ouest, au-delà de la mer, s’étend une grande île. Autrefois, la terre qu’on appelait Garnia abritait une multitude de petits pays, qui naissaient, se détruisaient et renaissaient sans cesse. C’était une ère de guerres perpétuelles.
Parmi eux brillait un pays comme une étoile. C’était Arkland.
« Princesse, le vent de la nuit est mauvais pour votre santé. »
« Oh, encore un peu. »
Cinq ans s’étaient écoulés depuis la fondation du pays, moins de trois depuis qu’il avait été rebaptisé Arkland. En deux ans à peine, il était devenu célèbre dans tout Garnia, et avant la troisième année, sa renommée avait traversé Garnia, la mer, et atteint même les Sept Royaumes.
« De l’autre côté des montagnes, au-delà des mers, il existe des champs de bataille plus grands que tout Garnia, n’est-ce pas, Sir Beirin ? ... Je ne peux pas faire autrement que d’y aller. »
Beirin contempla le brasier gigantesque qui brûlait dans les yeux de la jeune fille qui n’avait pas encore dix-sept ans.
« J’aime la guerre. J’aime le sang et le fer. Suis-je folle ? Cette flamme qui me dévore est-elle la marque d’une malédiction ? »
La belle jeune fille aux cheveux rouges caressa le pommeau de l’épée à sa ceinture.
« Folle ou pas, restez comme vous êtes, Princesse. Vous êtes l’âme de nos vierges guerrières, Apollonia d’Arkland. Nous, les Chevaliers d’Ark, accepterons tout ce qui vous attend, trancherons tous vos ennemis et vous ouvrirons la voie. »
Apollonia leva les yeux vers les étoiles, puis vers les terres au-delà des montagnes, avant de sourire doucement, comme satisfaite de cette réponse.
« Je vais rentrer. »
« Bien. »
Apollonia d’Arkland, qui n’avait pas encore dix-sept ans. Cette jeune fille était la clé de la prospérité d’Arkland, et le souverain qui le gouvernait.
« Oh, je ne suis plus une princesse. Ne m’appelez plus ainsi, Sir Beirin. »
« Je vous demande pardon, Reine Apollonia. »
« ... C’est gênant. »
« Bien. »
Apollonia avait succédé au trône à quatorze ans à peine, trois ans plus tôt. Le roi lui-même avait abdiqué et posé la couronne sur sa tête. Parce que pour la grandeur d’Arkland, il fallait le plus puissant des rois. Ainsi Apollonia devint reine. Parce qu’elle était plus forte que quiconque, dotée plus que quiconque de la carrure d’un souverain.
« Le titre de princesse vous allait bien. Enfin, la bataille nous attend demain. Reposons-nous pour l’instant, afin d’être en forme ! »
« Oui ! »
La terre de Garnia brûlait d’un incendie gigantesque nommé Arkland. Pour l’instant, les flammes se limitaient encore à Garnia. Mais une fois qu’elles déborderaient, même les Sept Royaumes ignoreraient comment les arrêter. Tel était l’ardeur du pays d’Arkland, et tel était le feu d’Apollonia.
« Déesse des batailles, montre-moi un champ de guerre exaltant. »
Le brasier appelé Apollonia accroissait sa chaleur, prêt à incendier la terre.